Tout le contenu de Morale de l’Histoire est en libre d’accès afin d’être lu par un maximum de personnes. Si vous souhaitez marquer votre soutien à Morale de l’Histoire, c’est possible en souscrivant à un abonnement mensuel (le prix de 3 cafés par mois) ou annuel (2 cafés par mois). Un grand merci à ceux qui le feront !
Le père de l’informatique a toujours préféré la compagnie des chiffres et des équations à celle de ses camarades. À une exception cependant, Christopher Morcom, lui aussi petit génie des math qu’il rencontre à la Sherborne School en 1927 alors qu’il est adolescent. Ils ne se quittent plus. Alan a trouvé son alter ego.
Hélas, Christopher décède trois ans plus tard. Le jeune Turing est anéanti. Il a perdu son plus cher et sans doute son seul vrai ami.
Et sur cette faille va pousser une montagne.
Les inventions faites d’inventions
Alan Turing n’a pas inventé les algorithmes que l’on retrouve chez Euclide 300 ans avant J.-C et même 1 400 ans plus tôt à Babylone. Il n’est pas à l’origine de la machine à calculer. La Pascaline par exemple (conçue par Blaise Pascal) fait son apparition dès le XVIIe siècle en Europe. Quant à la cryptographie, les premiers procédés datent du XVIe siècle avant J.-C. Les grecques utilisaient la scytale, un bâton autour duquel on écrivait un message sur une bande de cuir. Le destinataire devait avoir un bâton de même diamètre afin de déchiffrer le message.
Mais Turing s’est retrouvé au carrefour de ces trois domaines dans une Europe déchirée par la guerre.
Ses exploits continuent de façonner notre monde.
Machine contre machine
La guerre accélère l’innovation.
Pour garantir la confidentialité de ses communications, le Reich va s’appuyer sur une machine de chiffrement inventée 20 ans avant le déclenchement de la Seconde Guette Mondiale : Enigma. Il s’agit d’un outil exécutant un algorithme complexe qui le rend théoriquement inviolable. Pour renforcer le tout, la clé de chiffrement est réinitialisée chaque jour à minuit.
Pour autant, il est crucial pour les forces alliées de “casser” Enigma afin de prendre l’ascendant dans le conflit. Les meilleurs mathématiciens, cryptoanalystes, champions d’échecs et cruciverbistes sont rassemblés dans le manoir de Bletchey Park en Angleterre pour cela.
Turing fait partie de l’équipe. Il ne part pas de rien.
Les Polonais en collaboration avec les Français avaient déjà réussi avant la guerre à se procurer quelques Enigma et à déchiffrer des messages grâce à une machine de leur confection : la Bombe. Améliorée par Turing et capable de traiter 10 000 missives par jour, elle sera très utile aux Anglais pendant la bataille d’Angleterre. La légende raconte que c’est en repérant les expressions les plus courantes dans les notes de l’armée allemande (comme… Heil Hitler) que Turing a pu l’améliorer.
Mais les choses se corsent.
Les Allemands ayant perdu la bataille d’Angleterre, ils adoptent la stratégie du blocus. Les sous-marins Uboot sont chargés d’éliminer tout arrivage des forces alliées sur l’île. Ils en profitent pour perfectionner leur algorithme de cryptage multipliant les possibilités. La tâche des équipes de Bletchey Park est quasi impossible. Turing lui-même échoue.
Mais il faut croire que le ciel est du côté des Alliés. Le ciel… Ou plutôt la mer. Ils réussissent par hasard à s’emparer d’un sous-marin allemand et mettent ainsi la main sur une nouvelle machine Enigma mais surtout… Sur sa clé de chiffrement.
C’est un nouveau tournant que Turing et son équipe vont parfaitement négocier. Ils réussissent à améliorer une nouvelle fois la Bombe afin de lui faire tester plus de 20 000 possibilités par seconde.
À peine rassasié par cet exploit, Turing se lance sur l’autre outil de cryptage des nazis : la machine de Lorenz. Il participe ainsi à la mise au point d’une nouvelle machine, Colossus, qui permet une nouvelle fois de casser le chiffrement de l’adversaire.
Ces avancées technologiques donnent aux forces alliées un coup d’avance sur chaque attaque allemande en mer et sur terre.
Certains historiens avancent que cela a épargné à l’Europe deux ans de conflit. Les exploits de Turing ont en tout cas permis de sauver de nombreuses vies.
Machine universelle
La Bombe conçue par les Polonais et perfectionnée par Turing est-elle le premier ordinateur ? Pas vraiment. Il s’agit plus d’une machine électromagnétique dédiée à une tâche unique loin du concept d’ordinateur, plus versatile.
Mais d’ailleurs, c’est quoi un ordinateur ?
Le génie de Bletchey Park a bel et bien réfléchi dès 1936 à une machine qui s’en approche : la machine de Turing (ou machine universelle).
“Turing s’est demandé quelles sont les fonctions mathématiques que nous pouvons décrire simplement par des manipulations extrêmement simples de symboles. [...] Il va imaginer, sous la forme d’une expérience de pensée, des machines très étonnantes qui ressemblent à des machines à écrire avec un ruban qui se déplace de gauche à droite. [...] Elles permettent de simuler n’importe quel automate.[...] Et c’est ça qu’on va appeler les machines universelles. ”
Jean-Gabriel Ganascia, Professeur à la faculté des sciences de Sorbonne Université et président du comité d’éthique du CNRS.
Gérard Berry, informaticien, Professeur au Collège de France, membre de l'Académie des sciences, nous en décrit le fonctionnement dans le podcast L’énigmatique Alan Turing :
“Tous les supports matériels se valent en informatique. Il n’y a pas de différence conceptuelle entre deux ordinateurs. Il y a des différences de performance mais pas de concept. [...] La machine de Turing a une bande avec une infinité de possibilités potentielles de cases. [...] Avec une seule machine, on va faire tous les calculs de la terre en considérant qu’un programme et une donnée sont la même chose. Dans nos ordinateurs, c’est effectivement la même chose. [...] Si vous pouvez télécharger à la fois la musique et le lecteur de musique, c’est grâce à Turing.”
Le génie de Turing est de standardiser le dialogue entre ses données afin de résoudre des calculs. Il invente ainsi la programmation informatique.
Et ce qui n’est dans les années trente qu’une expérience de pensée va devenir réalité après guerre. Turing décrit précisément le schéma du premier ordinateur dans le cadre du projet ACE (Automatic Computing Engine). Mais peu enclin à faire des concessions devant les lenteurs administratives, il quitte le projet pour mieux retrouver l’informatique en 1948 où il travaille à la programmation du Manchester Mark 1.
C’est donc sur la base de ses travaux que les premiers ordinateurs voient le jour entre la fin des années quarante et le début des années cinquante.
Turing ne va pas s’arrêter là.
Machine apprenante et pensante
En 1950, le mathématicien publie “Computing machinery and intelligence”. Il y pose la question d’emblée : “Les machines peuvent–elles penser ?”.
Il propose un test pour déterminer si une machine est intelligente ou pas. C’est une question selon lui de capacité d’imitation (Imitation Game). Si on ne peut pas distinguer la réponse d'une personne de celle de l'ordinateur, alors l'ordinateur est considéré comme intelligent.
Il faut tromper 30 % d’un jury humain pendant 5 minutes sur la base d’un échange de textes. Le premier ordinateur l’ayant passé avec succès date de 1966 et aujourd’hui, n’importe quelle IA comme ChatGPT y arrive sans problème.
Turing envisageait donc dès l’après-guerre l’Intelligence Artificielle qui aujourd’hui nous entoure sous la forme d’IA générative et d’agents conversationnels.
Vous passez vous-même régulièrement le test de Turing, notamment en cochant la case d’un Captcha (Completely Automated Public Turing test to tell Computers and Humans Apart).
Dans la magnifique pièce La machine de Turing, un des protagonistes se demande si le père de l’informatique n’avait pas eu pour dessein de “créer” un esprit artificiel afin de faire revenir Christopher Morcom.
On ne le saura jamais. Mais il est certain que ce Prométhée moderne apporte une dimension réalisatrice et performative aux mathématiques. Grâce à la rédaction de quelques lignes de code, je peux au choix dépenser mon argent sur un site ou allumer la lumière du salon. Écrire en informatique, c’est faire.
À la faveur de l’apparition des nouveaux modèles de langage (les LLM, Large Model Langage), l’Intelligence Artificielle franchit depuis deux ans de nouvelles frontières. Comme à chaque révolution technologique, beaucoup se demandent si l’espèce humaine servira encore à quelque chose.
Peut-être allons-nous connaître la machine pensante à même de faire revivre Christopher Morcom. Peut-être qu’en traitant pour nous les tâches les plus triviales, les IA nous amèneront à développer notre humanité, notre empathie, notre intuition et notre créativité. Peut-être que c’est cela le plus grand legs de Turing.
Sources et inspirations :
Le podcast “L’énigme Alan Turing”
Le numéro d’Historia consacré à l’Intelligence Artificielle
Le film “Imitation Game” sur l’épisode Enigma
L’excellente pièce La machine de Turing
Si vous identifiez des erreurs, merci de m'informer par e-mail en répondant à ce message.
Alexandre