Tout le contenu de Morale de lâHistoire est en libre dâaccĂšs afin dâĂȘtre lu par un maximum de personnes. Si vous souhaitez marquer votre soutien Ă Morale de lâHistoire, câest possible en souscrivant Ă un abonnement mensuel (le prix de 3 âïž par mois) ou annuel (2 âïž par mois). Un grand merci Ă ceux qui le feront !
Raymond Aron nous prĂ©vient dĂšs la premiĂšre page. RĂ©sumer la dĂ©mocratie Ă la âsouverainetĂ© du peupleâ est dangereux. Comment dĂ©finir la souverainetĂ© ? Quâest-ce quâon appelle le peuple ? Qui en fait partie ?
On perçoit dâemblĂ©e les dĂ©rives quâautorise cette dĂ©finition trop liquide. Chaque idĂ©ologue, dâoĂč quâil vienne, peut sây sentir chez lui et revendiquer âle peupleâ et donner sa propre dĂ©finition de âla souverainetĂ©â.
Alors, pour le penseur, il est urgent dâĂȘtre factuel. Cette capacitĂ© Ă penser le monde Ă partir des faits et de la pratique le distingue des autres intellectuels de son Ă©poque. Il met face Ă face les idĂ©ologies et leur rĂ©alitĂ© comme il le fit avec les idĂ©es du communisme et la rĂ©alitĂ© du rĂ©gime soviĂ©tique dans Lâopium des intellectuels en 1955.
Expliquer un rĂ©gime politique ou lâanalyser, câest toujours le dĂ©poĂ©tiser, et câest pourquoi il y a une grande sagesse dans les rĂ©gimes qui interdisent quâon les mette en question.
Raymond Aron
AprĂšs lâavoir dĂ©poĂ©tisĂ©e donc, quelles sont les conclusions dâAron sur la dĂ©mocratie ?
La dĂ©mocratie nâest pas une idĂ©e
Aron préfÚre donc une définition institutionnelle et pratique à une définition idéologique.
Il la partage en tout dĂ©but de lâouvrage :
La dĂ©mocratie me paraĂźt pouvoir ĂȘtre dĂ©finie sociologiquement comme lâorganisation de la concurrence pacifique en vue de lâexercice du pouvoir.
Par exemple, la monarchie absolue (et je dis bien absolue) nâest pas une dĂ©mocratie car il nây a pas de concurrence pour le pouvoir, lâhĂ©rĂ©ditĂ© dĂ©signant la personne Ă©tant appelĂ©e Ă rĂ©gner, sauf exceptions.
En revanche, la monarchie parlementaire anglaise propose bien une compétition pacifique pour le pouvoir car celui-ci réside au 10 Downing Street et non à Buckingham Palace.
Afin dâorganiser cette concurrence, on peut utiliser le tirage au sort mais câest peu applicable dans nos sociĂ©tĂ©s Ă lâexception de certaines situations (les jurĂ©s de cours dâassises par exemple). On procĂšde donc par Ă©lection en veillant Ă ce que cette concurrence soit pacifique et que le rĂ©sultat de l'Ă©lection soit le moins biaisĂ© possible.
Si en me prĂ©sentant je risque de finir emprisonnĂ© ou assassinĂ© comme les opposants de Maduro au VĂ©nĂ©zuela ou ceux de Poutine en Russie, alors je ne vis pas dans une dĂ©mocratie. Si les rĂ©sultats de lâĂ©lection sont truquĂ©s, lĂ aussi, je ne vis pas dans une dĂ©mocratie.
Est-ce Ă dire que les dĂ©mocraties assurent que tous les postes de pouvoir sont le fruit dâune concurrence pacifique ? Non, car dans la pratique câest impossible. Au fond, de mĂȘme quâune monarchie absolue ne lâest quâĂ un certain degrĂ©, Raymond Aron nous explique quâil nây a pas de dĂ©mocratie absolue mais des degrĂ©s de dĂ©mocratie.
Cela nous amĂšne au point suivant.
La dĂ©mocratie nâest pas homogĂšne
Aron reprend lâidĂ©e de Machiavel selon laquelle tout rĂ©gime est une oligarchie. Câest-Ă -dire quâun petit groupe privilĂ©giĂ© est dĂ©tenteur du pouvoir. Mais ce qui est vrai pour la dĂ©mocratie lâest aussi pour les autres types de rĂ©gimes. En cela, elle ne se distingue pas.
Donc la question est de savoir en quoi lâoligarchie dâune dĂ©mocratie rĂ©ussit Ă ne pas la trahir. Autrement dit, quâest-ce qui diffĂ©rencie lâoligarchie dâune dĂ©mocratie de lâoligarchie dâun pouvoir autocratique ?
Il faut donc que cette oligarchie permette la souverainetĂ© du peuple, la libertĂ© et une certaine Ă©galitĂ©. Aron revient sur ses notions en les illustrant par des situations plus que par des idĂ©es. FidĂšle Ă lui-mĂȘme, en mĂ©caniciens plus quâen idĂ©ologue.
La souverainetĂ© du peuple peut se traduire soit par la dictature de la majoritĂ© ou au contraire par la protection des droits de lâopposition. Il est trĂšs facile dans la premiĂšre situation de vouloir faire taire une opposition quand on est majoritaire. Cependant, le risque de glissade vers la dictature tout court est plus Ă©levĂ©. En revanche, en prenant le parti de se dire que la souverainetĂ© du peuple câest la reprĂ©sentation de lâensemble des opinions, on sâassura dâun point de vue constitutionnel de la protection des droits de lâopposition. La souverainetĂ© du peuple nâest donc pas une idĂ©e mais encore une fois un fonctionnement institutionnel.
Aron va plus loin en comparant la dĂ©mocratie française Ă la dĂ©mocratie anglaise. La premiĂšre est Ă©tatique et privilĂ©gie lâĂ©galitĂ© Ă la libertĂ©. La seconde est libĂ©rale et privilĂ©gie la libertĂ© des individus Ă lâĂ©galitĂ© :
Ces deux tendances de la démocratie ont eu une représentation historique assez claire par le fait que ce que nous appelons régime démocratique s'est établi en Europe suivant deux processus différents et selon deux méthodes différentes. L'une a été la méthode anglaise, qui a consisté à élargir progressivement les libertés aristocratiques : le systÚme démocratique britannique a été le résultat d'une évolution progressive du systÚme de liberté des privilégiés dans la monarchie. Il y a eu ensuite un deuxiÚme mode de réalisation, le mode de réalisation français qui a passé par une révolution, par le renversement violent de l'autorité traditionnelle et la substitution à l'autorité traditionnelle d'une autorité fonciÚrement nouvelle, fondée sur un principe absolu.
Au fond, ce sont deux interprétations bien différentes de la démocratie.
La dĂ©mocratie nâest pas parfaite
Les démocraties sont fragiles car elles sont par nature instables et lentes.
Elles sont instables car la dĂ©mocratie devient un champ de bataille perpĂ©tuel pour le pouvoir. Elles sont instables car elles se doivent pour ĂȘtre reprĂ©sentatives dâintĂ©grer dans lâoligarchie des groupes qui dâhabitude ne gouvernent pas (afin dâĂ©viter le procĂšs dâune fausse dĂ©mocratie). Enfin, elles sont instables car la promesse dĂ©mocratique est que chacun puisse participer Ă la compĂ©tition y compris les ennemis de la dĂ©mocratie elle-mĂȘme.
On arrive Ă maintenir le systĂšme lorsque les reprĂ©sentants des non-privilĂ©giĂ©s ont lâimpression quâils peuvent monter et que par consĂ©quent, ils ont une chance dans le systĂšme, sans ĂȘtre contraints de faire la rĂ©volution.
Elles sont lentes car lâaction est prĂ©cĂ©dĂ©e par la discussion. Dans une dĂ©mocratie, on ne change pas les choses du jour au lendemain. Aron nous dit mĂȘme quâau fur et Ă mesure que l'opposition affaiblit le pouvoir en utilisant notamment la dĂ©magogie, l'action tend Ă ralentir. Câest pour cela que chaque nouveau gouvernant initie ses plus importantes rĂ©formes en dĂ©but de mandat, quand son pouvoir est encore fort.
La dĂ©mocratie nâest donc pas la promesse dâun monde idĂ©al mais la recherche permanente dâun compromis entre ambition et institution, entre action et discussion, entre oligarchie et reprĂ©sentativitĂ©. Elle crĂ©e de la frustration et il est possible quâune majoritĂ© des acteurs politiques et Ă©conomiques souhaitent y mettre fin, faute de lĂ©gitimitĂ©.
Dans ce cas, la démocratie est en sursis.
En finir avec la tyrannie de lâidĂ©al
Je reprends ici cette expression utilisĂ©e par Philippe Silberzahn dans lâun de ses articles.
Au fond, Raymond Aron nous dit que tous les rĂ©gimes sont, pour utiliser ses mots, corrompus. Ici il sâagit dâexprimer le fait quâil y a pour toutes les natures de rĂ©gime des effets de bord nĂ©gatifs.
Ceux de la dĂ©mocratie sont « lâaffaiblissement du pouvoir », « la dĂ©composition de lâunitĂ© nationale », et de rendre la politique Ă©trangĂšre « extrĂȘmement difficile puisque celle-ci est lâenjeu du conflit entre les partis ». Mais mĂȘme en partant de cette vision pessimiste, ces dĂ©fauts de la dĂ©mocratie sont trĂšs acceptables comparĂ©s au risque de tyrannie des autres rĂ©gimes.
Ainsi, comme le disait Churchill, la dĂ©mocratie est le pire des rĂ©gimes Ă lâexception de tous les autres. Câest Ă©galement le point de vue dâAron :
Les démocraties ont surtout la vertu de protéger des folies des autres régimes. Mais comme en démocratie on ne voit pas les folies des autres régimes, les vertus de la démocratie sont peu visibles cependant que ses défauts sont éclatants.
Conclusion
La lecture de cette Introduction Ă la philosophie politique invite Ă prendre un pas de recul par rapport Ă ses frustrations de citoyen et nous amĂšne Ă rĂ©flĂ©chir Ă ce quâil peut faire pour prĂ©server le fragile Ă©quilibre de la dĂ©mocratie.
Au fond, Aron posait déjà la bonne question en 1939.
Je crois Ă la victoire finale des dĂ©mocraties, mais Ă une condition, câest quâelles le veuillent.
Le voulons-nous ?
Source :
Introduction Ă la philosophie politique, Raymond Aron
Pour en savoir plus sur Raymond Aron :
Le sondage
Quelques lectures à découvrir
Chaque semaine, je partage avec vous mes coups de cĆur dâautres crĂ©ateurs.
à bientÎt !
Si vous identifiez des erreurs, merci de m'informer par e-mail en répondant à ce message.
âAlexandre