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🎞️ Talleyrand et le congrès de Vienne
Il est trop facile pour un grand écrivain de brosser le portrait de ses ennemies.
Victor Hugo écrit dans Choses vues quelques lignes fameuses sur Charles Maurice de Talleyrand, mort le 17 mai 1838 :
“19 mai.
Rue Saint-Florentin, il y a un palais et un égout.
Le palais, qui est d’une noble, riche et morne architecture, s’est appelé longtemps : Hôtel de l’infuntado ; aujourd’hui on lit sur le fronton de sa porte principale : Hôtel Talleyrand. Pendant les quarante années qu’il a habité cette rue, l’hôte dernier de ce palais n’a peut-être jamais laissé tomber son regard sur cet égout. [...]
C’était un personnage étrange, redouté et considérable ; il s’appelait Charles-Maurice de Périgord ; il était noble comme Machiavel, prêtre comme Gondi, défroqué comme Fouché, spirituel comme Voltaire et boiteux comme le diable.
Pendant trente ans, du fond de son palais, du fond de sa pensée, il avait à peu près mené l'Europe. [...] Il disait de lui-même qu'il était un grand poète et qu'il avait fait une trilogie en trois dynasties : acte I, l'empire de Bonaparte ; acte II, la maison de Bourbon ; acte III, la maison d'Orléans. [...]
Eh bien, avant-hier, cet homme est mort. Des médecins sont venus et ont embaumé le cadavre. [...] La chose faite, après avoir transformé le Prince de Talleyrand en momie et cloué cette momie dans une bière tapissée de satin blanc, ils se sont retirés, laissant sur une table la cervelle, cette cervelle qui avait pensé tant de choses, inspirées tant d'hommes, construit tant d'édifices, conduit deux révolutions, trompées vingt Rois, contenu le monde. Les médecins partis, un valet est entré, il a vu ce qu'ils avaient laissé.
Tiens. Ils ont oublié cela.
Qu'en faire ? Il s'est souvenu qu'il y avait un égout dans la rue, il y est allé et a jeté ce cerveau dans cet égout.
Finis rerum. »
La rancune transpire dans ces lignes et la mort du protagoniste ne semble pas l’avoir adoucie.
Car si le Diable Boiteux met son dévouement au service de la cause qu’il sert, ses fidélités sont successives : l’église, la république, l’empire puis enfin la monarchie.
Le mois de septembre 1814 est censé mettre un terme à l’Empire napoléonien. Isolé sur l’Ile d’Elbe, Napoléon ne constitue à ce moment-là plus un danger pour les quatre puissances principales de la coalition qui a causé sa perte (Angleterre, Russie, Prusse, Autriche). Elles ont souffert 15 années durant et sont impatientes de se partager la dépouille de l’empire français.
Le congrès de Vienne doit officialiser le partage des territoires entre les “gagnants” au détriment du vaincu. Louis XVIII mandate donc Talleyrand pour négocier au mieux en son nom et pour la France l’accord final.
Talleyrand analyse pour commencer la situation. Il y a bien 4 alliés puissants contre lui mais aussi 3 parties :
La Russie et la Prusse qui reprochent au fond à Napoléon ce qu’elles-mêmes vont tenter pendant ce congrès : annexer des territoires et des populations sur la base des conquêtes militaires,
L’Angleterre et l’Autriche plus en recherche d’équilibre,
Et les pays comme l’Espagne, le Portugal ou la Suède, moins puissants, qui craignent les visées expansionnistes de la Russie et de la Prusse.
Au fond, il se dit que les alliés ne sont pas si alliés. Et que la somme des petits pays apporte du poids dans la balance des négociations à celui qui sait les séduire.
Talleyrand arrive à les rallier à sa cause en affirmant la fin des velléités expansionnistes de la France :
“la France n'avait à porter au Congrès aucune vue d'ambition ou d'intérêt personnel. Replacée dans ses antiques limites, elle ne songeait plus à les étendre, semblable à la mer qui ne franchit ses rivages que quand elle a été soulevée par les tempêtes ; mais il lui restait à désirer que l'œuvre de la restitution accomplît pour toute l'Europe connue pour elle. Ce désir de la France doit être celui de tout État européen qui ne s'aveugle pas lui-même” Talleyrand
Il met aussi les alliés devant leur contradiction. La coalition a bataillé contre Napoléon au nom du droit public. Eh bien, ce congrès devait donc se conduire également au nom du droit public et dans son respect. Exit le rapport de force basé sur la simple puissance militaire.
Le 8 octobre 1814, réunis chez Metternich (chef du gouvernement autrichien), les grandes puissances et la France rédigent une déclaration annonçant l’ouverture du congrès. Talleyrand demande l’ajout de cette mention :
« Elle sera faite conformément aux principes du droit public. »
Cette proposition prend de court les autres diplomates. Les Prussiens sont outrés et refusent en bloc sentant le piège se refermer sur eux. L’échange reprend et finalement, Talleyrand obtient satisfaction.
“Hardenberg : Pourquoi dire que nous agirons selon le droit public ? Cela va sans dire.
Talleyrand : Si cela va bien sans le dire, cela ira encore mieux en le disant.”
Peu à peu les pièces maîtresses du puzzle s’assemblent et Talleyrand fait bouger le cadre de la négociation.
« Leur embarras part de l'illusion dans laquelle ils se soutenaient en croyant pouvoir régler les affaires de l'Europe sur des bases qu'ils nous avaient annoncées arrêtées et qui ne le sont pas. » Talleyrand
Les quatre puissances se battent pour leurs intérêts. Talleyrand va se battre pour un principe que les alliés ont eux-mêmes énoncé pour mieux l’oublier une fois la victoire obtenue. Talleyrand va donc mettre les autres négociateurs devant leur tartufferie.
Au cours du mois d’octobre, il se retrouve devant les principaux négociateurs des quatre puissances. Il s’agit de le forcer à signer un accord entérinant les conquêtes militaires des alliés comme clé de répartition des territoires avant même l’ouverture du congrès. Ce projet d’accord oppose les « alliés » (sic) à la France.
Devant un auditoire hostile et sûr de son fait, Talleyrand se lance dans un monologue devenu célèbre :
« Puissances alliées... et contre qui ?
Ce n'est plus contre Napoléon, il est à l'île d'Elbe. Ce n'est plus contre la France, la paix est faite ; ce n'est sûrement pas contre le roi de France, puisqu'il est garant de la durée de la paix. Messieurs, parlons franchement, s'il y a encore des puissances alliées, je suis de trop ici... »
L’implicite devient explicite. Il commence à prendre le contrôle de la discussion.
« Et cependant, si je n’étais pas ici, je vous manquerais. Je suis peut-être, Messieurs, le seul qui ne demande rien. La France ne demande rien, seulement de grands égards. Elle est assez puissante par ses ressources, son étendue, le nombre de ses habitants, la contiguïté de ses provinces, l’unité de son administration, les défenses de ses frontières… Je ne veux rien, je vous le répète. Et je vous apporte immensément. »
La France est défaite certes, mais cela ne remet pas en cause son statut de grande puissance. À bon entendeur…
Il continue :
« La présence d’un ministre de Louis XVIII consacre les principes nécessaires au futur ordre social européen. Le premier besoin de l’Europe est de bannir à jamais l’opinion qu’on peut acquérir des droits par la seule conquête. Et de faire revivre le principe sacré de légitimité, qui engendrera ordre et stabilité… »
Il leur rappelle ainsi le principe général qui prévaut. Bien supérieur aux intérêts particuliers de chaque état. Il finit d’enfoncer le clou.
« De quel droit, vous, représentants des puissances, vous autorisez-vous à siéger, à rédiger des protocoles, alors que le congrès n’est pas encore officiellement ouvert ? Pour moi, il n’y a que deux dates qui comptent, entre lesquelles il n’y a rien : le 30 mai, le traité de Paris, qui stipule la convocation du congrès ; le 1er octobre, où le congrès doit se réunir. Tout ce qui s’est fait entre ces deux dates m’est étranger et n’existe pas.
Quand le congrès en séance plénière va-t-il s’ouvrir ? Quelles sont les difficultés qui retardent son ouverture ? En attendant l’ouverture officielle du congrès, les décisions des Quatre ne peuvent être prises en considération. Si, comme déjà on le répand, quelques puissances privilégiées veulent exercer un pouvoir dictatorial sur le congrès, je dois dire que je ne pourrai reconnaître aucune force aux décisions prises par quelques-uns dans des questions qui relèvent de la compétence du congrès… »
La stratégie de Talleyrand tout au long du congrès paie. La coalition des quatre puissances est brisée. Certes, les 100 jours de Napoléon viennent compliquer la négociation de Talleyrand par la suite. Mais au sortir du congrès, la France n’est plus isolée et retrouve finalement ses frontières de 1792.
Talleyrand a donc gagné l’ingagnable.
Sources :
« 7 négociations qui ont fait l’Histoire de France », Jean-Edouard Grésy, Éric Le Deley, Amélie Caron
Talleyrand au Congrès de Vienne, Albert Sorel
Le génie de Talleyrand, Bruno Jarrosson
🧠 Matière à penser
Je retiens de cet épisode l’évolution du cadre des négociations.
Talleyrand réussit à échapper au piège des négociations en établissant ses propres règles du jeu car il sait que la France est indispensable aux discussions.
Dans une négociation difficile, quel principe peut nous aider à obtenir le résultat le plus équilibré ? Ce principe est-il acceptable ? Comment le faire accepter ?
Je vous donne rendez-vous quelques lignes plus bas afin d’écouter le podcast que j’ai enregistré avec Jean-Edouard Grésy.
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📺 Pour aller plus loin
J’ai eu le plaisir d’interviewer Jean-Edouard Grésy, auteur des « 7 négociations qui ont fait l’Histoire de France » dans lequel il revient sur le congrès de Vienne.
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