Tout le contenu de Morale de l’Histoire est en libre d’accès afin d’être lu par un maximum de personnes. Si vous souhaitez marquer votre soutien à Morale de l’Histoire, c’est possible en souscrivant à un abonnement mensuel (le prix de 3 ☕️ par mois) ou annuel (2 ☕️ par mois). Un grand merci à ceux qui le feront !
Promenez-vous le long du canal de la magnifique ville de Sète. Quai du Bosc exactement.
C’est ici que le GYSS est accosté. C’est un bateau comme les autres, en bon état certes mais pas particulièrement luxueux. C’est la dernière embarcation de Brassens. Ne vous jetez pas dans le dictionnaire pour savoir ce que veut dire GYSS. C’est tout simplement les initiales de Georges, Yves (son beau-frère), Simone (sa sœur) et Serge (son neveu). On imagine volontiers le chanteur prendre le large avec ou sans ses amis, en totale liberté.
Car Brassens aime la liberté comme le marin adore la mer.
Soutien du mouvement anarchiste avec lequel il n’a jamais rompu, éditorialiste au sein du journal Le Libertaire, fondé entre autres par Louise Michel, Brassens va écrire, abrité derrière sa moustache et son air goguenard, une œuvre poétique et musicale pour la liberté et contre tout ce qui peut l’entraver.
L’anarchie est la plus haute expression de l’ordre.
Épigraphe du journal Le Libertaire
Brassens l’anarchiste
Imaginons le théorème suivant : on mesure la liberté d’un personnage à la réprobation qu’elle provoque en haut lieu. Appliquons-le à Brassens pour constater qu’il est le champion toutes catégories du nombre de chansons censurées.
Chaque album a sa chanson interdite. Il n’y a pas que Le Gorille : Hécatombes, Le pornographe, Le temps ne fait rien à l’affaire, Le mauvais sujet repenti, Marinette, Les trompettes de la renommée, Putain de toi, La complainte des filles de joie, Vénus Callipyge, La femme d’Hector et même Les copains d’abord !
12 chansons évacuées des playlists des radios pour diverses raisons : un gros mot… trop gros, une critique trop radicale de l’autorité ou l’atteinte aux bonnes mœurs.
Ses récidives prouvent bien qu’au fond il s’en fout.
Car le Sétois est allergique à toute forme d’autorité :
Je suis anarchiste au point de toujours traverser dans les clous pour ne pas avoir à discuter avec la maréchaussée.
Pas une institution n’échappe à ses moqueries. La gendarmerie à ce titre est bien servie :
Oui, les gendarmes sont utiles ; qu’en conséquence, la rumeur publique cesse de colporter de pareilles fadaises : le temps n’est plus à la plaisanterie. Cependant, il est un point sur lequel nous tombons d’accord avec la susdite rumeur. Lorsqu’elle prétend que, pour faire son chemin dans la profession de pandore, il n’est point besoin d’avoir à sa disposition un intellect perfectionné.
Édito de Georges Brassens dans Le Libertaire
La chanson (censurée donc) Hécatombe nous en peint un tableau peu reluisant.
Il s’expliquera dans un entretien :
Ce n’est pas le gendarme lui-même, c’est ce qu’il représente. C’est la loi qui me gêne ; en réalité, c’est la loi. Si un jour on vivait sans loi, je serais très heureux. On peut être un gendarme et être un brave homme ou une franche crapule.
Notons au passage que cette explication de texte, beaucoup plus douce que les saillies de son œuvre, est sans doute influencée par la générosité d’une brigade de gendarmerie qui organisa un don du sang afin de sauver la propre mère de Brassens. Le chanteur les remercia en versant à la brigade la recette d’un récital… Et en s’abstenant de critiquer par la suite la maréchaussée.
C’est qu’il y a tant d’institutions sur lesquelles il peut taper : la justice, l’Église, l’armée. Même le mariage lui inspire l’une de ses plus belles chansons.
Ma mie de grâce ne mettons
Pas sous la gorge à Cupidon
Sa propre flèche
Tant d'amoureux l'ont essayé
Qui, de leur bonheur, ont payé
Ce sacrilège
Brassens le solitaire
La fameuse chanson Les copains d’abord est une commande d’Yves Robert pour son film “Les copains”.
Danièle Delorme avait enregistré sur un magnétophone Georges Brassens en train de donner naissance à l’une des versions de la chanson, parmi la dizaine qu’il concocta. « On l’entend hésiter, chercher le bon tempo. C’était très émouvant d’assister à la fabrication d’une chanson qui allait faire le tour du monde. Brassens avait demandé à Yves s’il pouvait en conserver les droits. “Bien sûr,”lui répondit-il, “car elle risque d’être plus célèbre que mon film !” »
Brassens, Le mécréant de Dieu, Jean-Claude Lamy
Cette hésitation est peu habituelle chez le chanteur. Cet excellent podcast sur la philosophie de Brassens émet l’hypothèse que le Sétois hésite peut-être car il n’aime pas cette chanson et son message.
Rien ne lui est plus étranger que la notion de clan ou de militantisme. Cette communauté où tout le monde pense la même chose et peut devenir dangereux à l’occasion. Le libertaire n’aime donc pas les grands rassemblements, même en faveur des libertés comme les manifestations de Mai 68. Il a détesté cette période et beaucoup lui ont reproché de ne pas avoir soutenu la cause.
Quelque chose me dit que Mourir pour des idées a germé dans sa tête et sa guitare à ce moment-là.
Mourir pour des idées
L'idée est excellente
Moi j'ai failli mourir de ne l'avoir pas eue
Car tous ceux qui l'avaient
Multitude accablante
En hurlant à la mort me sont tombés dessus
On retrouve entre les lignes cette philosophie dans la chanson La tondue où il se reproche de ne pas être intervenu alors qu’il assistait à la tonte d’une jeune femme à la Libération :
Mais je n'ai pas bougé du fond de ma torpeur
Du fond de ma torpeur
Les coupeurs de cheveux en quatre m'ont fait peur
En quatre m'ont fait peur
Alors, on ne s’étonnera pas d’apprendre que Brassens se montre sévère avec le patriotisme (Les gens qui sont quelque part, Les deux oncles) totalement contraire à l’individualisme “serein, contemplatif, ténébreux, bucolique” qu’il revendique.
Au fond, c’est lui qui résume le mieux sa pensée en deux vers dans Le pluriel :
Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on
Est plus de quatre, on est une bande de cons
Brassens le mécréant
On pourrait croire Brassens totalement hermétique à la question de Dieu. Ce n’est pas le cas. Dieu est présent dans L’auvergnat (Qu'il te conduise à travers ciel Au père éternel) et bien sûr dans son adaptation du poème de Françis James Je vous salue Marie.
Il s’en explique :
Je suis un homme qui vit dans un certain monde, dans un certain milieu, avec des gens qui croient, d’autres qui ne croient pas, d’autres qui ne croient plus et d’autres qui se mettent à croire. Alors je parle de Dieu dans mes chansons. Certains s’en sont étonnés, puisque je ne crois pas.
Mais Dieu, les gens qui m’entourent sont imprégnés de l’idée de Dieu, de la morale chrétienne. Et puis, il y a dans la morale chrétienne, qui a été la mienne longtemps, beaucoup de choses que j’approuve. J’ai une morale qui emprunte un peu à la morale chrétienne, un peu à la morale anarchique. J’ai pris un peu tout ce qui m’a semblé être valable pour moi dans les différentes morales que j’ai rencontrées. Cela ne veut pas dire qu’il faille suivre mon chemin.
Mais son athéisme est-il si solide ? Au fond de lui, Brassens est-il aussi athée qu’il ne le revendique dans Le mécréant ? Il semble hésiter à la fin de sa vie sur la question :
Alors pour moi, qui suis, enfin, qui crois être athée, qui crois ne pas croire, je pense que la mort est cessation de la vie et que je rentrerai dans le néant où j’étais pendant la guerre de 14, ou pendant la guerre de 70, où j’étais en 1515.
Est-ce que ce doute l’apaise alors qu’il se sait malade ?
Qu’elle est belle la liberté
Car tout individualiste qu’il est, rejetant toute autorité, toute loi, Brassens a dû tout de même se plier à la seule loi universelle : la mort. Il nous quitte le 29 octobre 1981 après avoir longtemps dialogué avec la Camarde dans ses chansons : Supplique pour être enterré à la Plage de Sète, Le fossoyeur, Trompe la mort… Ou encore l’histoire de l’Oncle Archibald que la mort séduit :
Si tu te couches dans mes bras
Alors la vie te semblera
Plus facile
Tu y seras hors de portée
Des chiens, des loups, des hommes et des
Imbéciles
La contrepartie de la liberté est bien souvent d’être à la marge et esseulé. Il aurait donc pu troquer sa liberté pour plaire au public (Les trompettes de la renommée). Il ne le fit pas.
Au fond, le génie de Brassens est d’avoir eu (et d’avoir toujours) des millions d’admirateurs tout en étant resté libre et fidèle à lui-même. D’être solitaire et entouré.
Quand c'en est fini des malheurs
Quand un ami sèche vos pleurs
Qu'elle est belle la liberté, la libertéHeureux qui comme Ulysse
Sources et inspirations :
Brassens, Le mécréant de Dieu, Jean-Claude Lamy
Podcast “La philosophie de Georges Brassens”
Si vous identifiez des erreurs, merci de m'informer par e-mail en répondant à ce message.
Alexandre
Ah, le grand Brassens ! Impossible de voyager autour de l’Etang de Thau, d’apercevoir au loin la colline Saint Clair à Sète, où il repose, sans penser à Brassens. Merci pour ce bel hommage et un article très intéressant que je viens de repartagé (un p’tit “restack” quoi!)
Excellent article 👍