Henry Kissinger et LĂȘ Äức Tho : nĂ©gocier la paix
Quand la banlieue parisienne est le théùtre de la diplomatie secrÚte internationale...
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Il se passe de grandes choses dans les petites villes de banlieue. Je le sais, jâen viens.
Les habitants de Choisy-le-Roi, de Gif-sur-Yvette et de Saint-Nom-la-BretĂšche peuvent aussi en tĂ©moigner. Henry Kissinger, secrĂ©taire dâĂtat de Richard Nixon, et LĂȘ Äức Thá», diplomate missionnĂ© par le gouvernement de HanoĂŻ, se rencontrent Ă plusieurs reprises pendant trois ans, Ă Ă©gale distance de Washington et dâHanoĂŻ, dans le plus grand secret pour nĂ©gocier la paix entre les AmĂ©ricains et le Nord ViĂȘt Nam.
Sur le papier, câest impossible.
La guerre du ViĂȘt Nam est une guerre qui ne dit pas son nom tout en Ă©tant plus cruelle que bien des conflits dans le monde. Câest au dĂ©part la suite sanglante de la guerre dâIndochine, perdue par les Français, qui se termine par les accords de GenĂšve de 1954 et coupe le pays en deux au niveau du 17e parallĂšle.
Ă partir de 1955, le conflit oppose donc principalement le nord du pays, communiste, soutenu par la Chine et lâURSS Ă la partie sud du ViĂȘt Nam, alliĂ©e des AmĂ©ricains.
FidĂšles au principe de lâendiguement de lâinfluence soviĂ©tique, les AmĂ©ricains ont la ferme intention de ne pas laisser les troupes communistes dâHanoĂŻ, menĂ©es par HĂŽ Chi Minh, envahir le sud du pays.
Dâune escalade Ă lâautre, le contingent amĂ©ricain sur place atteint les 550 000 hommes. Face Ă l'opposition sur le terrain, le prĂ©sident Lyndon Johnson lance l'opĂ©ration Rolling Thunder. Entre 1966 et 1968, plus de bombes sont larguĂ©es sur le Vietnam que pendant toute la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, bien que ce territoire soit deux fois plus petit. Du cĂŽtĂ© vietnamien, 30 000 civils et 20 000 soldats perdent la vie.
MalgrĂ© cette puissance de feu, câest un Ă©chec pour les AmĂ©ricains qui nâatteignent aucun objectif.
Il faut se rendre Ă lâĂ©vidence, la population rĂ©siste et le gouvernement dâHanoĂŻ ne plie pas. Câest lâenlisement. Lâopinion publique amĂ©ricaine se rĂ©veille contre cette guerre. Elle le fait savoir en manifestant par millions dans les rues des grandes villes.
âAprĂšs vingt ans dâendiguement, lâAmĂ©rique payait le prix de son âsurengagementâ : plus aucun choix nâĂ©tait Ă©vident.â Henry Kissinger, dans âDiplomatieâ, Fayard
En mars 1968, Lyndon Johnson choisit de nĂ©gocier avec le Nord ViĂȘt Nam. Cela se fera Ă Paris. Du moins, câest ce que le monde entier pense.
Car les premiers Ă©changes officiels sont un Ă©chec.
Ălu en 1969, Richard Nixon dĂ©sengage petit Ă petit son pays et prĂ©pare la sortie du conflit en rĂ©duisant le contingent sur place de 550 000 soldats Ă 20 000 en trois ans. Mais cela ne suffit pas.
Les négociations officielles pataugent ? Et bien, négocions secrÚtement !
Ă partir de 1970, Ă la demande de Washington, Henry Kissinger et LĂȘ Äức Thá» commencent leurs tractations dans le plus grand secret⊠Dans un discret pavillon de banlieue parisienne.
âLâAmĂ©rique nâavait jamais eu Ă se battre contre un ennemi absolument implacable, quâun compromis nâintĂ©ressait pas - et qui cherchait mĂȘme Ă transformer lâimpasse dans laquelle nous nous trouvions en arme offensive.â Henry Kissinger, dans Diplomatie, Fayard
Comment les deux plénipotentiaires vont-ils arriver à un accord aprÚs tant de sang versé ? Quelles sont les stratégies mises en place par chaque partie ? Comment interpréter le jeu des acteurs pendant les 3 ans que dureront les négociations qui mÚneront aux accords de Paris ?
Le long, tortueux et tragique chemin vers la paix
Les discussions commencent.
Kissinger propose un accord de rĂ©ciprocitĂ© : les AmĂ©ricains se retirent du pays, et HanoĂŻ retire ses troupes du Cambodge et de certains territoires du Sud ViĂȘt Nam. LĂȘ Äức Thá» oppose une fin de non-recevoir Ă son interlocuteur considĂ©rant que les AmĂ©ricains sont lâagresseur et quâil sâagit ici dâune ingĂ©rence dans les affaires du pays.
Dans cette nĂ©gociation, le bruit des vols de bombardiers et celui de lâexplosion des bombes ne sont jamais trĂšs loin. Le calme de la villa de Choisy-le-Roi contraste avec la situation sur le terrain. Chacun en est bien conscient et le hors-champ de ces rĂ©unions est bien le terreau sur lequel pousse lâaccord final.
Devant des premiĂšres discussions infructueuses, afin de mettre la pression sur les Nord Vietnamiens, Nixon dĂ©cide de bombarder la piste HĂŽ Chi Minh au Cambodge qui permet au rĂ©gime dâHanoĂŻ de sâinfiltrer au Sud ViĂȘt Nam. Cette intervention met fin une nouvelle fois aux pourparlers.
Puis chacun joue la montre :
Les AmĂ©ricains pour former lâarmĂ©e sud-vietnamienne afin que le rĂ©gime de SaĂŻgon (aujourdâhui HĂŽ-Chi-Minh-Ville) survive au dĂ©part des AmĂ©ricains.
Les Nord-Vietnamiens pour mettre la pression sur le gouvernement amĂ©ricain en utilisant lâopinion publique de plus en plus dĂ©favorable Ă cette guerre, aux Etats-Unis certes, mais aussi au-delĂ .
âSâil sĂ©journait Ă Paris pendant un temps indĂ©terminĂ© sans avoir Ă©tĂ© contactĂ© par le gouvernement des Etats-Unis, LĂȘ Äức Thá» ne manquait pas dâinsinuer, Ă lâintention des journalistes ou des membres du CongrĂšs de passage, que lâadministration Nixon ne se souciait pas dâexplorer les intentions pacifiques patentes dâHanoĂŻ.â Henry Kissinger dans âDiplomatieâ, Fayard
Les nĂ©gociations reprennent en 1971 mais au printemps 1972, câest au tour de lâarmĂ©e dâHanoĂŻ dâattaquer et de franchir le 17e parallĂšle pour faire tomber SaĂŻgon. Nixon rĂ©plique immĂ©diatement par le bombardement de certaines cibles stratĂ©giques. LâarmĂ©e sud-vietnamienne prend le relais Ă lâĂ©tĂ© 1972, soutenue par les AmĂ©ricains et reprend une par une les villes conquises par les Nord-Vietnamiens.
Ce nouvel affrontement sur le terrain ne désigne ni vainqueur ni vaincu. Il faut donc trouver le chemin de la paix autrement. La premiÚre escale est bien le retour à la table des négociations, une nouvelle fois.
Le secret Ă©tant Ă©ventĂ©, les rencontres ont dĂ©sormais lieu Ă Gif-sur-Yvette, et passent du qualificatif de âsecrĂštesâ, personne nâest au courant, Ă âdiscrĂštesâ, personne ne sait ce quâil sây est dit.
En octobre 1972, lassĂ© sans doute par les combats meurtriers et inutiles des derniers mois, LĂȘ Äức Thá» propose un accord qui garantit la pĂ©rennitĂ© du rĂ©gime sud-vietnamien aprĂšs le dĂ©part des AmĂ©ricains.
Cette proposition plaĂźt Ă Kissinger et Nixon.
Seulement, elle ne prĂ©voit pas le retour des troupes nord-vietnamiennes installĂ©es dans le sud du pays. Nguyen Van Thieu, prĂ©sident du Sud ViĂȘt Nam sâoppose alors Ă lâaccord. Il faut donc retourner Ă la table des nĂ©gociations.
Petit Ă petit, un nouvel accord se structure mais il dĂ©laisse au fil des discussions les demandes de SaĂŻgon. LĂȘ Äức Thá» joue la montre une nouvelle fois et demande Ă prĂ©senter ce nouvel accord Ă son gouvernement. Au grand Ă©tonnement des AmĂ©ricains, HanoĂŻ refuse le compromis proposĂ©.
Alors, fidĂšle Ă leur stratĂ©gie, Nixon et Kissinger dĂ©cident dâintimider le rĂ©gime nord-vietnamien en bombardant HanoĂŻ pendant 12 jours. RĂ©voltĂ©e par ce dĂ©luge de bombes, lâopinion publique augmente la pression sur Washington.
Les deux parties donneront dans ce documentaire des versions diffĂ©rentes de la teneur des dĂ©bats lors des deux derniĂšres rencontres organisĂ©es en janvier 1973. Toujours est-il, quâelles permettent finalement, de guerre lasse sans doute, la signature dâun accord le 27 janvier presque identique Ă celui dâoctobre 1972.
Ainsi se termine le second Ă©pisode du conflit vietnamien. Second, car ce nâest pas la fin des affrontements pour ce pays malheureusement.
Paix et Guerre
Les craintes de Nguyen Van Thieu, prĂ©sident du sud du pays, se sont confirmĂ©es. La guerre a considĂ©rablement affaibli le Sud ViĂȘt Nam et les accords de Paris ne sont pas respectĂ©s aprĂšs le dĂ©part des AmĂ©ricains.
Le 30 avril 1975, une nouvelle offensive du Nord ViĂȘt Nam fait tomber SaĂŻgon. Dans le chaos le plus complet, les derniers AmĂ©ricains sur place fuient et avec eux leurs alliĂ©s vietnamiens.
Henry Kissinger dans son livre âDiplomatieâ partage son analyse sur lâimpact de la Guerre du ViĂȘt Nam sur la guerre froide.
âCes Ă©vĂ©nements suscitent des rĂ©flexions assez paradoxales sur la nature des enseignements de lâhistoire. Les Etats-Unis Ă©taient allĂ©s au ViĂȘt-Nam pour porter un coup dâarrĂȘt Ă ce quâils estimaient ĂȘtre un complot communiste centralisĂ©, et ils Ă©chouĂšrent.
De lâĂ©chec de lâAmĂ©rique, Moscou dĂ©duisit ce que les tenants de la thĂ©orie des dominos avaient tant redoutĂ©, Ă savoir que la corrĂ©lation historique des forces allait en sa faveur. En consĂ©quence, lâURSS essaya dâĂ©tendre son hĂ©gĂ©monie au YĂ©men, en Angola, en Ethiopie, et enfin en Afghanistan.
Mais elle dĂ©couvrit, ce faisant, que les rĂ©alitĂ©s gĂ©opolitiques sâappliquaient autant aux sociĂ©tĂ©s communistes quâĂ leurs sĆurs capitalistes. De fait, Ă©tant moins Ă©lastique, le surengagement soviĂ©tique nâengendra pas une catharsis, comme en AmĂ©rique, mais la dĂ©sintĂ©grationâ.
đ§ Le point de vue du rĂ©uniologue
Alors, Louis. Que penses-tu de ces 3 ans de négociation entre 2 diplomates que tout oppose et de ces réunions auxquelles tu n'as pas assisté ?
Je me lance sur la base de ce que jâai pu lire et voir de ces 3 ans de discussion de 1970 Ă 1973, sous la forme de 10 rencontres et 45 rĂ©unions de travail.
Lâentretien du secret
Au début les rencontres sont secrÚtes ; trÚs peu connaissaient l'existence de ces réunions conduisant les deux diplomates à se rencontrer à mi-chemin entre leurs deux pays. En effet, le secret est clé lors de cette premiÚre phase.
Il permet dâengager uniquement la parole des personnes prĂ©sentes et de ne pas nĂ©gocier sous lâĆil dâautres parties prenantes comme, dans ce cas, la Chine, lâURSS ou le Sud ViĂȘt Nam.
Une Ă©quipe
Deux fois quatre personnes se font face autour dâune table rectangulaire. Deux interprĂštes complĂštent la scĂšne.
Ensuite, ce sont les deux mĂȘmes nĂ©gociateurs qui se parlent tout au long des trois annĂ©es de discussion. Avec deux personnalitĂ©s que tout oppose : Kissinger, avec sa rondeur de diplomate expĂ©rimentĂ©, face Ă LĂȘ Äức Thá», dans sa raideur de combattant maquisard quâil est. Le premier nĂ©gocie un dĂ©part honorable des troupes et des garanties pour le sud du pays, le second cherche Ă chasser du territoire les AmĂ©ricains sans aucune forme de compromis.
âLes commis de lâEtat ne sont pas libres de choisir le moment oĂč ils serviront leur pays ni les tĂąches qui les attendent. Car si jâavais eu la moindre chance de le faire, jâaurais choisi Ă coup sĂ»r un interlocuteur plus coulant que LĂȘ Äức Thá»â Henry Kissinger, dans âDiplomatieâ, Fayard
Les Ă©changes
La barriĂšre de la langue a pu jouer. On pourrait mĂȘme parler du levier de la langue pour piloter la discussion, ralentir son rythme et donner du temps Ă chaque partie pour organiser et exprimer ses idĂ©es. Certains enregistrements des rĂ©unions ont filtrĂ©. Chacun semble parler au rythme de sa pensĂ©e.
Le calme alors que tout bouge autour
Nous pouvons imaginer Ă©galement que ces rĂ©unions se dĂ©roulaient toujours sur le mĂȘme modĂšle, alors que le monde extĂ©rieur bougeait fortement que ce soit sur le terrain au ViĂȘt Nam, ou bien dans les capitales, avec les mouvements antiguerre qui se multipliaient, la rĂ©Ă©lection de Nixon qui se profilait, les dĂ©buts du Watergate etc.
Cela fait penser aux rĂ©unions de cellule de crise, oĂč comme le prĂ©sente le cartoon du canard calme sur lâeau dont les pattes sâagitent sous la surface, il convient de rĂ©duire la pression, oublier le fracas extĂ©rieur et se concentrer sur la discussion et les dĂ©cisions Ă prendre.
Lâinconfort des interprĂštes
Jâai en tĂȘte Ă©galement lâexpĂ©rience probablement vĂ©cue par les interprĂštes trĂšs certainement vietnamiens, nĂ©s dans le mĂȘme pays, intervenants pour des camps en guerre. Avec tout ce que cela peut exiger en matiĂšre de gestion des Ă©motions, tout en Ă©tant trĂšs conscients des Ă©carts de comprĂ©hension de la rĂ©alitĂ© de la situation. Ă lâinstar de ce que vit la Russie en Ukraine, les Etats-Unis ont appris au Vietnam combien il Ă©tait possible de sous-estimer la rĂ©sistance d'un peuple.
Lâautonomie : atout et opportunitĂ©
On peut sans trop de risque imaginer Ă©galement que les deux diplomates avaient et utilisaient le fait quâils avaient Ă la fois les mains libres pour avancer, mais aussi que leurs dirigeants respectifs devaient valider les avancĂ©es les plus significatives, sans mĂȘme parler de lâaccord final.
Vous avez tous en tĂȘte des discussions durant lesquelles vous savez que vous, tout comme votre interlocuteur, avez la possibilitĂ© d'utiliser le joker dâune personne Ă consulter pour contredire un engagement que vous avez pu prendre durant le face-Ă -face.
Est-ce la technique utilisĂ©e par LĂȘ Äức Thá» ?
Câest ainsi que le gouvernement dâHanoĂŻ refusera lâaccord au grand Ă©tonnement des AmĂ©ricains.
Dâun point de vue ârĂ©uniologiqueâ, nous avons tous en tĂȘte des rĂ©unions prĂ©vues pour conduire Ă une dĂ©cision, oĂč les vrais dĂ©cideurs ne sont pas invitĂ©s. Mieux vaut en prendre conscience rapidement pour Ă©viter dĂ©sillusion et frustration.
đ€ Et vous que retenez-vous ? Dites-le-moi dans les commentaires sur le blog !
đș Une vidĂ©o bonus
Louis est venu rendre visite aux auditeurs de mon podcast deux fois déjà :
Dans cet Ă©pisode, il nous explique les fondamentaux de la RĂ©uniologie,
Dans celui-ci, enregistré pendant le confinement, nous revenons sur les bonnes pratiques de réunion en télétravail.
Bonne Ă©coute !
Voici les ressources nécessaires à la préparation de cette newsletter :
Bonne semaine Ă tous !
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