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La philosophie d’Albert Camus est bien connue par les collégiens et lycéens de ce pays. Philosophe (même s’il ne le revendique pas), auteur du roman préféré des Français, dramaturge et journaliste, Albert Camus a vécu plusieurs vies en seulement 46 ans de passage sur cette terre.
Nous sommes le 10 décembre 1957. Un homme qui se décrit lui-même comme le mélange de « Fernandel, d’Humphrey Bogart et de samouraï » cherche le discours qu’il doit prononcer le soir même. Il faut se rendre à l’évidence. Il l’a perdu.
Mais la chance est avec lui et il le retrouve dans l’après-midi quelques dizaines de minutes avant sa prise de parole.
Il s’apprête, sans doute sans le savoir, à prononcer l’un des discours les plus célèbres du XXe siècle. L’Académie suédoise lui a décerné quelques semaines plus tôt le prix Nobel de littérature.
Ce 10 décembre, Albert Camus, 44 ans, est pétrifié. Il pense Malraux bien plus légitime à rejoindre cette estrade. Mais c’est bien lui qui se tient debout devant l’académie du prix Nobel à l’Hôtel de Ville de Stockholm.
Camus, orphelin de père quelques mois seulement après sa naissance, pupille de la nation, lui qui devait mourir avant l’âge adulte de tuberculose, lui enfin élevé par une mère sourde et une grand-mère autoritaire, dans une famille quasi analphabète, va recevoir la plus haute distinction qu’un écrivain puisse recevoir, le prix Nobel de littérature, comme Bergson, Gide, Hemingway ou Mauriac avant lui.
On imagine que des souvenirs se bousculent au milieu d’une foule d’angoisses et un grand sentiment de solitude.
Il prend la parole. Les 10 minutes qui vont suivre appartiennent à l’Histoire.
Camus commence par s’excuser presque d’avoir reçu le prix, explique son art et sa philosophie et enfin parle de sa génération, celle qui a dû faire face au chaos de la seconde guerre mondiale, aux destructions nucléaires et au nouvel ordre instable de la guerre froide.
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse.
Camus sait de quoi il parle. L’Histoire, il la connaît. Elle l’a poursuivi toute sa vie sans lui faire de cadeau.
Son père, Lucien Auguste Camus, est mort pour la France le 11 octobre 1914. Albert est pris dans le tourbillon de la seconde guerre mondiale en devenant résistant puis rédacteur en chef du journal Combat à la Libération. Natif de Mondovi en Algérie, il voit sa terre d’origine plonger dans la guerre civile à partir des années cinquante.
De tout cela, Camus tire une œuvre faite de romans, d’essais, d’articles, de conférences, et de pièces de théâtre.
Cet homme s’est vu reprocher ses qualités toute sa vie et au-delà. Philosophe pour classes terminales dira-t-on avec mépris. Et pourtant, il inspire aujourd’hui écrivains, philosophes, dramaturges et personnalités politiques 60 ans après sa mort. Belle revanche.
Alors pourquoi ce revirement ? Cherchons la réponse dans son œuvre.
Embrasser l’absurdité du monde pour se libérer
Meursault, le héros de L’étranger se voit condamner à mort pour une raison absurde qui n’a rien à voir avec le crime qu’il a pourtant bien commis. Le narrateur de L’étranger ne pleure pas le jour de l’enterrement de sa mère et par-dessus le marché, commence une liaison le lendemain même.
On lui reproche moins la mort d’un homme que ne pas avoir joué le jeu que la société attendait de lui. Le crime de sang devient crime de lèse-majesté.
Lire L’étranger, c’est aborder l’absurde selon Camus. Le mythe de Sisyphe revient sous la forme d’un essai philosophique sur cette notion :
L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde.
Ainsi, il ne faut pas chercher le sens du monde ni celui de la condition humaine.
Alors si rien n’a de sens, que faut-il faire ? Faut-il penser au suicide ? C’est la question que pose Camus en incipit du livre et qu’il creuse ensuite :
“La réflexion sur le suicide me donne alors l’occasion de poser le seul problème qui m’intéresse : y a-t-il une logique jusqu’à la mort ?” chapitre 1 du Mythe de Sisyphe
Roger-Pol Droit partage sa vision de la réflexion du prix Nobel dans son livre Maître à penser :
« L’essentiel, en fait, réside dans la réponse : il ne s’agit pas d’effacer l’absurde, mais au contraire de s’y ancrer. Il faut le maintenir comme destin assumé, surmonté par le mépris et la joie de l’instant ».
C’est la lucidité de Camus : il n’y a pas de sens aux événements du monde, il n’y a pas de grand architecte, de paradis, d’enfer, de structure globale. Il y a des femmes, des hommes et leurs actions et décisions quotidiennes, désordonnées, intuitives, désarticulées, toutes poussées par un seul et même souffle : la vie.
Et c’est très bien comme ça. Car finalement, les systèmes et les logiques enferment la réflexion et éloignent les sens.
Il faut donc embrasser l’absurdité du monde car ce baiser est libérateur : il nous réconcilie avec nous-même, nous invite à prendre nos propres décisions et vivre pleinement nos sensations sans craindre d’être jugé(e) ou de coller au sens inexistant du monde. Il nous invite à accepter les malheurs du monde sans renoncer à les combattre tel Sisyphe trouvant le bonheur dans le fait de pousser son rocher jusqu’au sommet même s’il sait que ce dernier retombera inéluctablement. Il faut donc, comme il nous le dit “imaginer Sisyphe heureux”.
Avoir conscience de l’absurde qui nous entoure selon Camus, de l’absence de grand dessein, de ce sur quoi nous avons la main, comme Sisyphe a la main sur son rocher, c’est parcourir les premiers mètres du chemin vers la pensée libre.
Cultiver sa singularité en refusant les dogmes
Lors de la conférence de presse du prix Nobel, un journaliste demande à Camus quelle est sa position politique. La réponse de Camus fuse : « La position d’un solitaire ».
Dans son discours devant les membres du Cercles des amitiés méditerranéennes de 1958, Camus partage plus largement son point de vue :
« Si l’écrivain tient à lire et à écouter ce qui se dit, il ne sait plus alors à quel saint se vouer. Une certaine droite lui reprochera de signer trop de manifestes, la gauche (la nouvelle du moins, moi je suis de l’ancienne), de n’en pas signer assez. La droite lui reproche d’être un humaniste fumeux, la gauche lui reproche d’être un aristocrate. La droite l’accuse d’écrire trop mal et la gauche lui reproche d’écrire trop bien. Restez un artiste ou ayez honte de l’être, parlez ou taisez-vous, et, de toute manière vous serez condamné.
Que faire d’autre alors, sinon se fier à son étoile, et continuer avec entêtement la marche aveugle, hésitante, qui est celle de tout artiste, et qui le justifie quand même à la seule condition qu’il se fasse une idée juste à la fois de la grandeur de son métier et de son infirmité personnelle.
Cela revient souvent à mécontenter tout le monde. »
Camus en sait quelque chose.
Après le cycle de l’absurde vient celui de la révolte avec un autre essai, L’homme révolté. C’est une réflexion sur « un homme qui dit non », qui « refuse mais ne renonce pas ». Il prend l’exemple de l’esclave qui « juge soudain un nouveau commandement inacceptable ». Ainsi, ce « non » originel créé une frontière entre ce qu’il peut admettre et l’inadmissible.
« La révolte - contre chaque servitude, chaque humiliation, chaque indignité - constitue le ciment des complicités humaines, le terreau multiple de toutes les solidarités » Roger-Pol Droit dans Maîtres à penser
« Je me révolte donc nous sommes » écrit Camus en conclusion du chapitre 1.
C’est à la sortie de ce livre que Camus doit faire face à la fois au plébiscite de sa pensée mais aussi aux critiques violentes et douloureuses de ses proches amis comme Sartre.
Car Camus n’hésite pas à affirmer que l’on peut et doit aussi se révolter contre les révolutions quand les anciennes victimes deviennent les nouveaux bourreaux, quand la révolte initiale est trahie par la mise en place d’un système oppresseur.
Or Sartre et ses amis soutiennent le régime communiste en connaissant la nature totalitaire du régime de Staline.
Le mari de Simone de Beauvoir demande « courageusement » à Francis Jeanson d’écrire une critique assassine de l’Homme révolté dans la revue Les temps modernes cofondée par l’auteur de L’être et le néant et celui du Deuxième sexe. Camus aurait tort car ses arguments sont repris par la droite. Il répond directement à Sartre en ignorant Jeanson, devinant le rôle de prête-nom de l’auteur de la chronique.
« On ne décide pas de la vérité d’une pensée selon qu’elle est à droite ou à gauche et moins encore selon ce que la droite et la gauche décident d’en faire » Réponse de Camus à Sartre dans Les temps modernes.
L’auteur de La nausée prend finalement lui-même la plume, trempée dans une encre bien acide, en accusant le futur prix Nobel d’être devenu un « bourgeois naïf », « terroriste et violent ». Venant d’un soutien de Staline, il fallait oser. Il ose.
Camus se retrouve isolé. À l’époque, il vaut mieux alors avoir tort avec Sartre que raison avec Camus.
Seuls quelques intellectuels le soutiennent comme le poète René Char, Alexandre Soljenitsyne ou Hannah Arendt, auteure des Origines du totalitarisme. L’auteur de La peste a souffert de cet épisode. Mais 70 ans après, sa position a bien mieux vieilli que celle de Sartre.
Il faut s’armer de patience et de courage pour convaincre, être prêt à une certaine solitude semble nous dire le parcours de Camus.
Faire preuve du courage de l’équilibre
Le 28 avril 1955, Camus participe à une séance de questions/réponses en Grèce :
Aujourd’hui, on dit d’un homme : “C’est un homme équilibré”, avec une nuance de dédain. En fait, l’équilibre est un effort et un courage de tous les instants. La société qui aura ce courage est la vraie société de l’avenir.
Camus aime la nuance. Et quelquefois n’est pas compris tout de suite. Il se méfie des révolutions et pense que le FLN qui se bat alors pour l’indépendance de l’Algérie trahira la population une fois celle-ci déclarée.
“La révolution consiste à aimer un homme qui n'existe pas encore.” dans L’homme révolté
Le 14 décembre 1957, à la sommation du jeune militant Saïd Kessal qui lui demande de prendre clairement parti dans le conflit comme il l’a fait pour les pays du rideau de fer, Camus répond :
« Je puis vous assurer que vous avez des camarades en vie grâce à des actions que vous ne connaissez pas… ».
Camus en effet avait obtenu la grâce pour certains militants algériens sans en faire la publicité.
Il continue :
« J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi le terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger. En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela votre justice, je préfère ma mère ».
Fidèle à ses convictions, il place l’homme avant la cause et dit son rejet du terrorisme tout simplement. Le journal Le monde donne à cette phrase une tout autre signification le lendemain en modifiant l’échange :
« Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »
Ce qui a bien vite été résumé dans l’esprit du grand public par : « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère. ».
« Beaucoup d’Algériens et de « progressistes » interprètent la formule de Camus d’une autre manière. Elle signifierait : contre la justice due à des millions d’Algériens, je choisis une personne, celle qui m’a mis au monde. » Dans Albert Camus, une vie d’Olivier Todd
Sartre lui aussi s’est exprimé sur le conflit quelques années plus tard provoquant lui aussi un scandale :
« [Car] en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. » Sartre dans la préface du livre Les damnés de la terre de Frantz Fanon
Là aussi, 60 ans après, même s’il fut incompris sur le moment, « la radicalité de la nuance » de Camus a bien mieux vieilli que la violence du propos de Sartre.
Conclusion
Le 4 janvier 1960, Catherine Sellers reçoit une lettre d’amour de Camus envoyée le 30 décembre 1959. Elle commence par ces mots : « Voici ma dernière lettre ».
On retrouve dans le Mythe de Sisyphe un chapitre consacré à Don Juan. Camus le séducteur l’est resté jusqu’à sa mort envoyant les jours précédant son accident plusieurs lettres d’amour à sa femme, à Maria Casarès son égérie, et Catherine Sellers.
Camus est libre, libertaire et… Libertin.
« Faut-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? » dans Le mythe de Sisyphe
Le 4 janvier 1960 donc, au moment où Catherine Sellers reçoit sa dernière lettre, Camus meurt dans un accident de voiture sur le siège passager de la Facel Vega de son éditeur Michel Gallimard près de Lourmarin, dernier domicile de l’écrivain. On retrouve sur lui un roman de Dostoevsky et 123 feuillets du Premier homme, roman autobiographique publié 34 ans plus tard.
Fin de l’histoire ? Pas totalement.
Comme le dit Olivier Todd dans sa riche biographie de l’écrivain, si Camus a payé cher son indépendance d’esprit, il est aujourd’hui régulièrement célébré par toutes les générations.
Car 60 ans après le discours de Stockholm, le monde n’est finalement pas très différent, rendant les mots choisis par Camus intemporels. Au fond, peu d’auteurs ont aussi bien décrit à la fois leur temps et ceux à venir.
C’est pour cela qu’il faut aujourd’hui relire Camus.
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Morale de l’Histoire
Si vous vous posez la question “Quelle est la philosophie d’Albert Camus”, voici quelques éléments de réponse :
Selon Camus, il n’y a pas de grand dessein. Cette absence, ce silence du monde, est une opportunité de penser plus librement.
Penser librement, c’est penser en dehors du prêt-à-penser, c’est aussi prendre le risque d’être, momentanément au moins, un paria.
Penser librement, c’est penser aussi avec nuance. Et la nuance, dans des débats de plus en plus violents, demande du courage.
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(Au-delà de l’œuvre de Camus elle-même) :
Maîtres à penser : 20 philosophes qui ont fait le XXe siècle , Roger-Pol Droit
Cette superbe série d’émission de France Culture sur Camus
Le recueil Albert Camus : Conférences et discours
Cette conférence de Michel Onfray sur Camus
Albert Camus une vie, Olivier Todd
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Alexandre