Louis-Ferdinand Céline : Écrire le roman du siècle
Le roman d'un immense écrivain, d'un médecin des pauvres et d'un sale type.
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C'est du pain pour un siècle entier de littérature. C'est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l'heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareil, ce moment capital de la nature humaine.
Note de L.F Destouches destinée au comité de lecture de Gallimard à propos de Voyage au bout de la nuit (P.-S. : Gallimard refusera de l’éditer bizarrement).
“Le Goncourt dans un fauteuil”…
C’est vrai que ce 7 décembre 1932, il ne fait aucun doute que Céline sera le lauréat du prix. C’est d’ailleurs ce que prévoyait le jury lui-même.
Seulement voilà. Lors du vote, les choses ne tournent pas comme prévu. Le président du jury, bénéficiant d’une double voix, change d’avis. Exit Céline et son “Voyage”, félicitations à Guy Mazeline et son “Loup”.
Le premier gagne le statut de martyre de la littérature, le second, à son corps défendant celui d’imposteur à qui on posera toute sa vie la même question : pourquoi vous et pas lui ?
Le Voyage au bout de la nuit gagne le prix Renaudot. Maigre consolation dans l’immédiat. Mais la vraie victoire de Céline est ailleurs. C’est une victoire sur le temps, sur la postérité.
Car qui se rappelle de Guy Mazeline et de son livre aujourd’hui ?
Presque cent ans après, le Voyage continue son périple dans les bibliothèques et les librairies du monde entier. Chaque année, des millions de personnes le lisent et le relisent. Il fait partie des livres qu’il faut avoir lus.
Pourquoi ?
Qu’est-ce qui rend l’œuvre de Céline particulière ? D’où vient son style si singulier, si novateur ? Pourquoi Le voyage au bout de la nuit est le roman du XXe siècle ?
Raconter sa propre errance pour raconter celle de son époque
Céline raconte dans le Voyage au bout de la nuit la vie de Bardamu, son alter ego. Bardamu, comme Céline, est soldat pendant la première guerre mondiale et connaît l’horreur de la guerre.
On est puceau de l'Horreur comme on l'est de la volupté.
Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir avant d'entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ?
Bardamu, comme Céline, est blessé par balle au bras. Bardamu, comme Céline, voyage en Angleterre, en Afrique, en Amérique pour enfin se poser à Clichy comme médecin des pauvres. Il raconte son époque : la guerre, le colonialisme, la montée en puissance de la société américaine et la pauvreté de la banlieue parisienne.
Dans ses autres romans, il continue de raconter son périple. Il évoque son jeune âge dans le passage Choiseul dans Mort à Crédit, sa permission en Angleterre pendant la première guerre mondiale dans Guignol’s Band, sa fuite de Paris pour éviter une exécution certaine, après la défaite des Allemands dans Fééries pour une autre fois et Normance, et enfin son exil à Sigmaringen et ailleurs en Allemagne avec les dignitaires de Vichy dans sa dernière trilogie.
Céline raconte Destouches et Destouches est toujours sur le départ, jamais très loin de la mort, la sienne ou celle des autres. La matière n’est pas banale, il en fait une œuvre picaresque tout à fait originale.
Et pourtant, aucun de ses romans ne raconte véritablement une histoire. Ce qui compte pour lui, c’est le style.
Si les écrivains n’ont pas de style, ils ne m’intéressent pas. Des histoires, y en a plein la rue, plein les commissariats, plein les correctionnels, …
Céline au micro de Louis Pauwels en 1959
Que peut-on dire sur le style de Céline ?
Déformer la réalité avec des mots pour la rendre plus fidèle à elle-même
On a souvent dit que Céline a introduit le style “parlé” dans la littérature. C’est aller un peu vite. “L’éloquence naturelle, c’est très mauvais. Pour que ça tienne à la page, ça demande un très gros effort.”
Il explique longuement sa démarche dans cet enregistrement :
Au fond, Il s’agit pour lui d’être aux autres écrivains ce que les impressionnistes étaient aux autres peintres. Monet, Cézanne, Degas ou Renoir ne veulent pas peindre fidèlement la réalité, mais la faire ressentir.
Ce qui compte pour Céline, ce n’est plus de raconter des histoires car d’autres “supports” le font très bien (cinéma, télévision, photo, etc.) mais de se concentrer sur le “nerf”, c’est-à-dire le style, soit le propre de l’écriture :
Il s’agit de sortir les phrases de leurs gonds, de leur signification habituelle, de les déplacer, à forcer le lecteur a lui même en déplacer le sens très légèrement. […] Si je mets ma canne dans l’eau, elle a l’air d’être cassée. Le style, c’est casser la canne avant de la mettre dans l’eau.
La scène de la découverte de New York par Bardamu en est un bon exemple :
Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et desbelles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur.
C’est sans doute la plus imagée, la moins précise et pourtant la plus fidèle description de New York.
Noircir le monde pour appuyer sur son absurdité
Céline le disait lui-même : “Il faut noircir et se noircir.”
Il n’hésite pas à rendre ses parents détestables dans Mort à crédit. On sait depuis qu’ils étaient loin d’être les Thénardiers décrits dans le livre. Cette noirceur, cette volonté de tout plonger dans la nuit, l’amène à appuyer sur l’absurdité du monde, de la guerre, de la condition humaine.
Dans le Voyage, Bardamu s’engage sur un coup de tête dans l’armée pour amener la France à la victoire :
Mais voilà-t-y pas que juste devant le café où nous étions attablés un régiment se met à passer, et avec le colonel par-devant sur son cheval, et même qu'il avait l'air bien gentil et richement gaillard, le colonel. Moi, je ne fis qu'un bond d'enthousiasme.
«J' vais voir si c'est ainsi !” que je crie à Arthur, et me voici parti à m'engager, et au pas de course encore.
Décision qu’il regrette presque immédiatement mais…
Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats.
L’absurde chez lui n’est jamais loin du comique. Comme ici le passage du Certificat d’études (lu par Arletty) extrait d’un autre livre, Mort à crédit :
Ultime tabou, même l’horrible mort de son colonel dans le Voyage est absurde … et même comique :
Quant au colonel, lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort. Je ne le vis plus, tout d'abord.
C'est qu'il avait été déporté sur le talus, allongé sur le flanc par l'explosion et projeté jusque dans les bras du cavalier à pied, le messager, fini lui aussi. Ils s'embrassaient au-dessus du cou, avec du sang dedans qui mijotait en glouglous comme de la confiture dans la marmite. Le colonel avait son ventre ouvert, il en faisait une sale grimace. Ça avait dû lui faire du mal ce coup-là au moment où c'était arrivé. Tant pis pour lui !
Alors Céline, auteur tragicomique ?
Le Voyage choque, émeut et amuse en même temps. Et au fond, en le lisant, on est saisi par la réalité de la guerre plus que dans tout autre livre d’histoire.
C’est pour cela qu’il faut lire le Voyage au bout de la nuit.
Sources :
Voyage au bout de la nuit, Céline
L’excellente série de podcast “Louis-Ferdinand Céline : le voyage sans retour”
La vie de Céline, Frédéric Vitoux
Pour ceux qui veulent aller plus loin, je vous conseille également cette émission avec Frédéric Vitoux :
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Alexandre
J'ai adoré cette édition !! Merci pour ces découvertes :)
Merci pour cette belle chronique qui m'a donné envie de relire le Voyage !