Les secrets de la rhétorique dans l’Histoire
Petite étude de textes à l’usage des gens qui ont quelque chose à dire.
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Nous sommes en 465 avant Jésus Christ. Gélon et Hiéron se sont emparés de la ville de Syracuse en Sicile. Les habitants ont été chassés par les deux tyrans et privés de leurs biens afin de laisser place à leurs mercenaires. La population finalement se soulève et chasse les deux autocrates et leur armée. Tout va bien dans le meilleur des mondes.
Pas si vite.
Il faut maintenant que chaque famille reprenne possession de ses biens. Mais comment faire ? Comment s'assurer qu'un bijou appartient bien à celle qui affirme en être la propriétaire ? Comment être sûr qu'une table est bien la propriété d'une famille et pas d'une autre ?
Le nouveau pouvoir organise donc un jury populaire afin que chaque membre de la cité puisse venir réclamer ses biens. Charge au demandeur de prouver avec ses arguments qu'il est bien le propriétaire de ce qu'il réclame.
Aujourd'hui, nous faisons appel à un avocat pour plaider devant un jury. En 465 avant Jésus Christ, cette profession n'existe pas.
Corax et son disciple Tisias décident alors de publier un manuel d'art oratoire pour aider chaque plaideur à renforcer son argumentation.
Ainsi naît la Rhétorique, théorisée ensuite par Aristote.
Et depuis, de Démosthène 300 ans plus tard combattant Philippe II de Macédoine, à Steve Jobs révolutionnant nos vies avec un téléphone, de Dolores Ibárruri défendant la République Espagnole à Elisabeth II pendant la crise sanitaire, de Charles de Gaulles et son discours du 18 juin à Barack Obama et son "Yes We Can", tous utilisent les mots pour tenter de changer le monde et pour nous amener à agir.
Comment font-ils ?
Ils connaissent notre sensibilité au mouvement
Oren Klaff, auteur de « L’art du Pitch », nous apprend que si le néocortex est le siège de la perception, du langage et de la cognition, si le limbique abrite nos émotions, le cerveau reptilien, héritage de notre lointain passé, est la porte d'entrée de l’esprit de chaque homo sapiens car il est le siège de l'instinct.
Cette partie de notre cerveau est particulièrement attentive à ce qui… Bouge (pour fuir devant un danger ou se divertir comme un chat avec un lézard ou un oiseau).
Pour capter l’attention d’un public, montrez que la situation évolue.
Ils racontent des histoires
Nous commettons souvent la même erreur : penser qu'une prise de parole repose uniquement sur la présentation logique d'une argumentation étayée par des faits. Mais nous sommes bien plus sensibles aux histoires.
C'est autour des mythes que nous avons fondé nos tribus, nos villages, nos villes, nos civilisations. Ces mythes ne sont rien d’autre que les histoires que nous nous racontons collectivement pour faire cause commune et nous rassembler comme l’explique Yuval Noah Harari dans Sapiens.
Pour captiver votre public, racontez une histoire.
Ils ont retenu les leçons d’Aristote
Aristote nous apprend qu'un discours réussi repose sur trois piliers.
Le premier est la confiance que le public accord à l'orateur. C'est l'Ethos.
Le second, ce sont les arguments que l'orateur soumet au jugement du public, le Logos.
Enfin, le Pathos, comme l'écrit Victor Ferry dans son livre "12 leçons de rhétorique", est la "disposition émotionnelle dans laquelle l'orateur met le public".
Pour faire passer votre message, utilisez les ingrédients de cette recette.
Ils décrivent le monde comme une scène de théâtre
Examinons quelques extraits de discours qui ont marqué l'histoire grâce aux excellentes traductions du livre "Les grands discours du XXe siècle" de Christophe Boutin.
Dans ces discours, la prise de hauteur amène à la profondeur.
Les orateurs racontent une histoire. Cette histoire se passe sur une scène. Mais ce n’est pas la scène à laquelle on s’attend.
Voici un court extrait de l'appel du 18 juin :
Car la France n'est pas seule ! [...] Elle peut faire bloc avec l'Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l'Angleterre, utiliser sans limite l'immense industrie des Etats-Unis.
Cette guerre n'est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n'est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. [...] Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure.
Le destin du monde est là.
On pourrait s'attendre à ce que de Gaulles ne parle que de la France mais il élargit le terrain du conflit, plus mondial que national, pour montrer que rien n'est définitif.
Nous continuons avec cet extrait du discours de John Fitzgerald Kennedy le 26 juin 1963 à Berlin-Ouest (où il prononça son fameux "Ich bin ein Berliner"), 18 mois après la construction du mur de Berlin et quelques mois après la crise des missiles.
Je vous demande donc de regarder par-dessus les dangers d'aujourd'hui vers les espoirs de demain, de ne pas penser seulement à votre ville et à votre patrie allemande, mais d'axer votre pensée sur le progrès de la liberté dans le monde entier.
Ne voyez pas le mur, envisagez le jour où éclatera la paix, une paix juste. La liberté est indivisible et, tant qu'un seul homme se trouvera en esclavage, tous les autres ne peuvent être considérés comme libre.
Mais quand tous les hommes seront libres, nous pourrons attendre en toute confiance le jour où cette ville de Berlin sera réunifiée et où le grand continent européen rayonnera pacifiquement.
On pourrait s'attendre à ce que Kennedy ne parle que de Berlin mais il invoque la liberté du monde pour redonner espoir aux Berlinois enfermés "dehors" par la puissance soviétique.
Le discours de Barack Obama au soir de sa victoire le 8 novembre 2008 :
Voilà le vrai génie de l'Amérique : sa capacité à changer. Notre union peut être parfaite. Ce que nous avons déjà réalisé nous donne de l'espoir pour ce que nous pouvons et devons faire demain.
[...] Une de ces histoires que j'ai en tête de soir est celle de cette femme qui a voté à Atlanta. Elle ressemble aux millions d'autres personnes qui ont fait la queue pour faire entendre leur voix dans cette élection, sauf sur un point : Ann Nixon Cooper a cent six ans.
Elle est née une génération seulement après l'esclavage [...] Elle ne pouvait pas voter pour deux raisons — parce qu'elle était une femme et à cause de la couleur de sa peau.
[...] À l’époque où les voix des femmes étaient réduites au silence et leurs espoirs rejetés, elle a vécu pour les voir se lever, parler et obtenir le droit de vote.
[...] Quand le désespoir a touché la région du Dust Bowl et la dépression du pays, elle a vu une nation vaincre sa peur avec le New Deal, des emplois et un nouveau sens d'intérêt commun.
[...] Et cette année, à l'occasion de cette élection, elle a touché un écran avec son doigt et elle a voté, parce qu'après cent six ans en Amérique, à travers les pires moments comme les meilleurs, elle sait à quel point Amérique peut changer.
On pourrait s'attendre à ce qu'Obama ne nous parle que des Etats-Unis de 2008 mais il prend finalement du champ avec l'Histoire de son pays pour mieux en montrer les progrès.
Les trois déplacent les frontières de leur discours vers un point de vue plus universel afin d'inscrire leur message dans la continuité de l'Histoire.
Au-delà de la "technique" oratoire, c'est l'expression d'une réflexion de fond et d'une solide culture générale.
Cette culture générale dont Charles de Gaulle pensait qu’elle était la véritable école du commandement.
Pour amener votre public à votre idée, racontez la scène que vous avez en tête.
Ils ne se trompent pas sur les vrais acteurs d’un discours
On pourrait croire que l’acteur principal d’un discours est celui qui le prononce. Ce n’est pas le cas. Le principal acteur du discours, celui qui doit « agir », c’est le public.
Ainsi, le Générale de Gaulle appelle les Français à la résistance :
Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j'invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j'invite les ingénieurs et les ouvriers spécialisés des industries d'armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, à se mettre en rapport avec moi.
John Fitzgerald Kennedy appelle les Berlinois à ne pas se « rendre » aux Soviétiques :
Je vous demande donc de regarder par-dessus les dangers d'aujourd'hui vers les espoirs de demain, de ne pas penser seulement à votre ville et votre partie allemande, mais d'axer votre pensée sur le progrès de la liberté dans le monde entier.
Ne voyez pas le mur, envisagez le jour où éclatera la paix, une paix juste. La liberté est indivisible, et tant qu'un seul homme se trouvera en esclavage tous les autres ne peuvent être considérés comme libres.
Barack Obama appelle, lui, à la mobilisation de ses partisans avec le fameux « Yes We Can ».
Pour amener votre public à l’action, faites lui prendre conscience qu’il est l’acteur principal de votre histoire.
Conclusion
Citons Saint-Exupéry :
« Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas les hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer ».
Inutile de convoquer les effets de manche, seule compte l’idée que vous défendez et l’action que vous attendez de la part de votre public.
À vous de raconter LA bonne histoire pour faire naître en lui l’envie d’y participer.
🧠 En pratique
Oubliez les enchaînements mécaniques de faits pour convaincre, racontez plutôt une histoire qui donne envie de vous suivre.
Une histoire ça se rédige. Donc oubliez PowerPoint au moins dans un premier temps. Ouvrez votre traitement de texte. Les slides ne sont pas là pour raconter. C’est votre rôle.
Prenez de la hauteur de vue, partagez votre vision d’une situation, décrivez la scène que vous avez en tête.
N’oubliez pas les héros, les ennemis, les péripéties. Et le Happy End que vous proposez dans votre histoire.
Travaillez votre style, le public doit ramener quelques formules « chez lui » pour passer à l’action.
Ayez un message clair sur ce que vous attendez de lui.
📺 7 vidéos bonus sur l’art oratoire
Chaque vidéo traite d’un aspect de l’art Oratoire. Je vous conseille de commencer par mon interview de Stéphane André.
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Bonne semaine à tous !
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Top cette édition ! Je note qu'il faut interdire PowerPoint et encourager le monde à raconter des histoires.
les histoires c'est bien quand elles ouvrent et permettent la remise en question plutôt quelles n'enferment dans sa bulle cognitive. Donc toujours écouter les histoires de tous bords évitera d'être débordé par centrifugation :p
Les exemples de cette édition sont donc farpaitement dans la bonne ligne du parti